Par Astou Thiam
J’ai récemment lu la Lettre à mon fils de M. Allé Badou Sine, un texte d’une rare justesse, à la fois pédagogique, poétique et implacable de lucidité. Il réussit à transformer une question technique, celle de la notation financière internationale, en un récit accessible, sensible, et porteur de sens.
Sous les traits d’un père qui explique à son fils, se déploie en réalité une réflexion sur la souveraineté, la dépendance et le droit des peuples à se juger eux-mêmes.
Le ton, à la fois tendre et mordant, rend ce texte universel : il parle du Sénégal, mais aussi du monde tout entier, de cette fatigue des nations à devoir sans cesse mériter la confiance de marchés qu’elles n’ont pas élus.
La lettre de M. Sine s’inscrit dans un moment de tension entre les logiques du marché financier international et la volonté d’autonomie économique croissante des pays africains.
La dégradation récente de la note du Sénégal par Moody’s a été vécue par beaucoup comme une injustice symbolique, survenue au moment même où le pays affiche des signes de redressement et d’affirmation souveraine.
Mais cette réflexion, d’une portée universelle, trouve une résonance toute particulière dans le contexte sénégalais actuel.
Car, au-delà du propos de M. Sine, le débat sur la note de Moody’s a été happé par la scène politique intérieure.
Certains acteurs de l’opposition s’en sont saisis pour en faire un argument à charge, brandissant la dégradation comme un blâme adressé au nouveau gouvernement, voire comme une preuve de sa supposée incompétence.
Une lecture à la fois hâtive et partiale, qui occulte délibérément le fait que cette notation repose sur des données antérieures, et reflète tout autant l’héritage d’une gestion passée que la prudence des marchés face à une politique de rupture.
Ainsi, le débat économique a été détourné en instrument de polémique, alors qu’il devrait, plus que jamais, servir de point d’ancrage à un dialogue lucide, rigoureux et apaisé sur la souveraineté financière et la cohérence de notre trajectoire nationale.
L’auteur pointe un déséquilibre structurel réel : les grandes agences de notation (Moody’s, Standard & Poor’s, Fitch) sont occidentales, privées et dominantes. Elles imposent leur grille d’évaluation à des économies qu’elles comprennent peu, en valorisant une conception très spécifique de la stabilité, celle qui obéit aux marchés.
Ainsi, il dit juste dans sa lettre : « La confiance n’est pas une affaire de vérité mais de soumission. » Dans ce système, on récompense la conformité, pas le courage : il vaut mieux plaire aux marchés que vouloir bâtir une économie équitable et souveraine.
L’une des grandes réussites du texte de M. Sine tient à sa vulgarisation élégante. Les métaphores du maître d’école, du voleur ou du pyromane rendent la finance tangible, presque humaine. Elles rappellent que derrière les chiffres se jouent des rapports de pouvoir, mais aussi de dignité. C’est une écriture qui réconcilie la conscience populaire avec la pensée économique, démystifiant ainsi une finance mondiale trop souvent perçue comme l’apanage d’une élite technocratique.
Un texte, en somme, de réappropriation citoyenne du discours économique.
Une affirmation de dignité africaine
En substituant aux notations financières les trois « A » de l’Authenticité, de l’Audace et de l’Affranchissement, M. Sine renverse la logique marchande et lui oppose une grille de valeurs éthiques, identitaires et profondément humaines. Ce passage relève d’un geste politique fort : il rappelle que la dignité et la souveraineté d’un peuple ne se mesurent pas en chiffres, mais à sa capacité à se tenir debout, à créer et à croire en lui-même.
Et c’est là, sans doute, le sens qu’ont manqué ceux qui voient dans la dégradation de la note du Sénégal une preuve d’incompétence gouvernementale, alors qu’elle traduit avant tout le désarroi d’un système qui perd ses repères face à une volonté d’émancipation.
Ce renversement symbolique est puissant : il brise l’imaginaire de l’infériorité économique entretenu depuis des décennies et réintroduit l’éthique dans le débat économique, comme un acte de libération, presque poétique, face à la froideur du monde financier, rendant au continent sa plus belle posture : celle d’un peuple debout, lucide et digne.
Limites et nuances nécessaires
La critique de M. Sine est fondée, mais elle gagnerait à distinguer la légitimité du principe d’évaluation de la partialité de ceux qui l’exercent. Car si Moody’s est critiquable, l’idée même d’évaluer la solidité financière d’un État ne l’est pas en soi. Le véritable problème réside dans le monopole idéologique et géographique de cette évaluation, un système où les mêmes qui notent dictent aussi les règles du jeu.
Dès lors, le défi n’est pas de rejeter la notation, mais de la réinventer : créer des agences africaines ou régionales, crédibles, rigoureuses et indépendantes, non pour plaire aux marchés, mais pour se juger selon nos propres réalités. Ce serait là un acte de souveraineté assumée : reprendre la main sur le récit de notre crédibilité, pour que la confiance ne soit plus un verdict extérieur, mais une construction intérieure.
L’autonomie ne dispense pas de rigueur
La lettre célèbre, à juste titre, la levée de fonds domestique du Sénégal comme un signe de maturité et de confiance retrouvée.
Mais l’autonomie financière, aussi inspirante soit-elle, n’est pas une garantie absolue : elle exige discipline, transparence et cohérence interne, ainsi qu’une gouvernance exemplaire capable de rallier la confiance des citoyens.
Célébrer la souveraineté sans admettre les fragilités structurelles (gestion budgétaire, dépendance énergétique, corruption, faible industrialisation) reviendrait à remporter une victoire incomplète. Car la maturité économique ne se mesure pas seulement à la capacité de lever des fonds, mais aussi à celle de se regarder lucidement, de reconnaître ses failles et de choisir d’y remédier.
En passant sous silence nos fragilités internes, cela affaiblit un peu la portée critique, car il déplace toute la faute vers l’extérieur, là où le véritable courage consiste à interroger aussi nos propres mécanismes, nos habitudes, nos lenteurs.
La souveraineté, pour être durable, ne peut se construire que sur cette honnêteté-là, celle qui allie la fierté du redressement à la lucidité de la remise en question.
La fierté ne doit pas devenir aveuglement
Enfin, l’élan du texte de M. Sine est exaltant et salutaire : il porte la fierté d’une Afrique debout, mais flirte parfois avec un certain romantisme nationaliste, le « nous » africain face au « eux » occidentaux.
Or, une lucidité complète invite à reconnaître que la domination financière ne vient pas seulement de l’extérieur : elle s’enracine aussi dans nos propres renoncements, dépendance à la dette, fuite des capitaux, faiblesse de la productivité, manque d’innovation ou sous-investissement dans la recherche.
La souveraineté véritable ne consiste donc pas seulement à refuser d’être noté, mais à devenir soi-même une référence crédible, en bâtissant des modèles économiques qui inspirent autant qu’ils s’émancipent.
Et c’est bien là tout l’enjeu : nous disposons aujourd’hui d’une fenêtre étroite, ouverte par ces levées de fonds réussies ; il nous appartient de ne pas la refermer par nos propres erreurs.
En conclusion,
La Lettre à mon fils d’Allé Badou Sine est bien plus qu’une réaction à Moody’s : c’est une méditation sur la liberté.
Elle rappelle que la souveraineté économique commence par une libération du regard, apprendre à ne plus se définir à travers ceux qui vivent de notre dépendance.
Mais elle met aussi en lumière un paradoxe inquiétant : alors que la finance mondiale continue d’imposer ses normes, le débat politique sénégalais s’enferme, lui, dans la logique des notes, oubliant l’essentiel, l’exigence de lucidité, de cohérence et de construction collective.
La maturité africaine ne naîtra pas du rejet des notes, mais de la création de nos propres instruments de mesure, de nos critères endogènes de réussite, et d’institutions solides capables d’incarner cette vision.
« On ne quitte pas la classe pour fuir l’école du monde, on la quitte pour fonder sa propre université. »
Et c’est peut-être là tout l’enjeu : retrouver la fierté sans perdre la raison, l’audace sans l’équilibre, la souveraineté sans l’aveuglement.