Le Sénégal, confronté à un contexte économique difficile marqué par une dette publique réévaluée et la suspension d’un prêt du FMI, explore activement des voies innovantes pour son redressement économique et social. Dans ce cadre, une proposition ambitieuse est mise en avant pour lancer une Initiative Carbone Sénégal, un mécanisme national de crédits carbone complémentaire à une taxe carbone et connecté aux marchés internationaux via l’Article 6 de l’Accord de Paris. Cette initiative, telle que détaillée dans une étude récente, vise à concilier impératifs économiques et objectifs climatiques ambitieux.
Le pays fait face à une dégradation de ses notes financières et à une réévaluation significative de sa dette publique. En réponse, le Plan de redressement économique et social « Jubbanti Koom » a été lancé, avec l’objectif de mobiliser 6 000 milliards de francs CFA en trois ans, principalement par des ressources endogènes, incluant la fiscalité environnementale et les financements verts. Parallèlement, le Sénégal est fortement exposé aux changements climatiques et s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 5 % (objectif inconditionnel) et de 23,7 % (objectif conditionnel) d’ici 2030, conformément à sa Contribution Déterminée au Niveau National (CDN).
La tarification du carbone : Un levier stratégique pour le Sénégal
Des études, notamment celles menées par la BOAD et la CCNUCC depuis 2019, ont identifié la taxe carbone comme un instrument de tarification adapté au contexte sénégalais, grâce à son faible coût administratif, son signal de prix direct aux émetteurs et la flexibilité d’utilisation de ses recettes. Le Sénégal est déjà engagé dans l’exploration de la tarification carbone depuis 2018, avec des études de faisabilité et des consultations en cours.
L’Initiative Carbone Sénégal, si elle est adoptée, présente un double avantage majeur :
-Génération de revenus substantiels pour le redressement économique :
La proposition estime que les contributions carbone des secteurs maritime et aérien pourraient générer entre 100 et plus de 300 millions de dollars par an si le tarif européen était appliqué.
Au total, l’exploitation des 7 millions de tonnes équivalent CO₂ par an de potentiel de crédits carbone du pays pourrait générer jusqu’à 595 millions USD/an (soit environ 362 milliards de francs CFA), en fonction du prix de la tonne de carbone sur les marchés internationaux.
Ces fonds sont cruciaux pour financer le Plan « Jubbanti Koom », permettant de mobiliser des ressources endogènes sans nouvel endettement.
-Impacts multifacettes sur le développement durable et la résilience :
Financement de la transition verte : Les recettes de la taxe carbone pourraient être réinvesties dans des programmes d’accès aux énergies propres, le soutien à l’industrie bas-carbone et des mesures d’atténuation.
Stimulation du marché domestique du carbone : Le couplage d’une taxe carbone avec un mécanisme national de crédits carbone créerait une demande locale, offrant une nouvelle source de revenus pour les porteurs de projets nationaux de réduction des émissions.
Réactivation de projets MDP « dormants » : L’initiative vise à rendre éligibles les 15 projets du Mécanisme de Développement Propre (MDP) existants au Sénégal (principalement dans l’énergie, les déchets, et la foresterie) pour le mécanisme domestique ou l’enregistrement sous l’Article 6.4 de l’Accord de Paris.
Renforcement de la compétitivité internationale : L’adoption d’une taxe carbone pourrait exempter le Sénégal de potentielles charges issues des politiques d’ajustement carbone aux frontières (comme celles de l’UE), lui permettant de conserver ces recettes au niveau national.
Création d’emplois et de co-bénéfices : Les investissements verts soutenus par la finance carbone contribueraient à la création massive d’emplois, à l’amélioration de la qualité de l’air, à la réduction des coûts de santé et à l’augmentation de la productivité.
Transparence et gouvernance renforcées : La conception d’une taxe carbone avec une utilisation transparente des fonds publics renforcerait la confiance et l’acceptabilité publique.
La Plateforme Nationale de publication et de vente de crédits carbone du Sénégal : Un pilier de l’initiative
Un élément central de cette proposition est la mise en place d’une Plateforme Nationale de publication et de vente de crédits carbone du Sénégal. Cette plateforme numérique sécurisée aurait pour objectif de structurer et d’opérationnaliser le marché domestique du carbone, avec des connexions aux marchés internationaux, afin de maximiser la captation de financements climatiques pour les acteurs locaux.
Ses objectifs principaux incluent :
Mettre en place un cadre réglementaire et technique national de génération de crédits carbone.
Développer une plateforme numérique de commercialisation et de suivi des crédits.
Valoriser les projets MDP « dormants » en les réintégrant dans une logique de marché.
Offrir un canal de vente directe des crédits aux acheteurs internationaux.
Promouvoir une demande locale de crédits carbone par des mécanismes incitatifs.
La plateforme reposerait sur quatre piliers : la mise en place d’un cadre national (incluant un registre et des méthodologies MRV conformes à l’Article 6), une interface numérique pour la gestion des projets et la mise en relation avec les acheteurs, la valorisation des projets existants et l’incubation de nouveaux, et la structuration du marché domestique.
Les secteurs à fort potentiel de génération de crédits carbone sont notamment les mangroves (2 millions tCO₂/an), l’énergie solaire et renouvelable (3 millions tCO₂/an), l’agriculture biologique (1 million tCO₂/an), l’énergie domestique (biogaz, foyers, 500 000 tCO₂/an) et la gestion des déchets (500 000 tCO₂/an), totalisant un potentiel estimé à 7 millions tCO₂/an. Les prévisions de revenus générés par la plateforme seule pourraient atteindre 3,6 millions USD en 2025 (pour 300 000 tCO₂) et jusqu’à 126 millions USD en 2031 (pour 7 millions tCO₂).
Alignement avec les priorités nationales et internationales
La proposition s’inscrit pleinement dans les ambitions climatiques de l’État du Sénégal et l’esprit de l’Accord de Paris. Le Sénégal s’est engagé à respecter les règles de l’Article 6 pour garantir l’intégrité environnementale et éviter le double comptage. Le pays a déjà signé des accords de coopération bilatérale avec la Suisse et la Norvège dans le cadre de l’Article 6.2. Des projets d’atténuation éligibles à l’Article 6 sont également en cours, comme la diffusion de digesteurs domestiques de biogaz et la gestion durable des déchets.
Le Sénégal est activement impliqué dans divers partenariats et initiatives de renforcement des capacités en matière de marchés du carbone, tels que le PNUD, l’ICAT ou le GGGI, ce qui renforce sa position dans les discussions internationales sur la tarification du carbone. Un cadre juridique solide, basé sur le principe du « pollueur-payeur », est déjà en place.
Conclusion : Une vision ambitieuse pour un avenir durable
L’Initiative Carbone Sénégal, avec sa plateforme nationale de vente de crédits carbone, représente une opportunité majeure pour le pays de concilier son redressement économique avec ses ambitions climatiques. En combinant une taxe carbone adaptée au contexte national avec un mécanisme de crédits carbone dynamique et connecté aux marchés internationaux, le Sénégal pourrait non seulement accélérer sa trajectoire de décarbonation, mais aussi sécuriser des financements endogènes cruciaux pour son développement.
Cette démarche proactive, si elle est mise en œuvre avec transparence et coordination entre les acteurs étatiques et privés, permettrait de construire une économie plus résiliente, durable et inclusive pour le bénéfice de tous les Sénégalais.
À propos de l’auteur : Birane Mamadou Salane, spécialiste en Finance Climat et Directeur de BMS CONSULTING, est un expert en gestion de projets avec 8 ans d’expérience dans la structuration et le financement de projets, le développement de plateformes et solutions technologiques, ainsi que la conception et la mise en œuvre de projets « Digital for Development ». Il a travaillé pour les secteurs privés et publics, des ONG et des agences de développement (AFD, OIM, Climate Action Accelerator). Son cabinet, BMS CONSULTING, a notamment contribué à l’élaboration de la stratégie IA du Sénégal et, en tant qu’expert en finance climat, à la conception de plans d’actions de levée de fonds pour 5 ONG de la zone Sahel (BEFEN, KEOOGO, ALERTE SANTE, AMCP et SOS MÉDECINS) accompagnées par l’organisation suisse Climate Action Accelerator.